Re: Typographes

[Olivier RANDIER <orandier AT planete.net>]

>Julie Martineau wrote:
>
>> Par ailleurs, quelqu'un en sait-il davantage au sujet du rapport entre
>> typographie et politique?
>
>Louis XIV a fait dessiner un caractère pour célébrer sa magnificence :
>c'est le
>Grandjean ou Romain du roi.
>D'une certaine façon, les didones ont été le représentant officiel des II et
>III° républiques.
>Plus près de nous, Mitterand a fait lancer le dessin d'un caractère par 
>l'ANCT
>(Atelier national de création typographique) qui a été, à mon avis, un
>échec (et
>le caractère et l'ANCT, enfin je veux dire ça n'a pas donné ce qui était
>prévu).

Les rapports entre le pouvoir et l'écriture ont toujours été très étroits,
c'est presque une évidence. De l'empire carolingien, la trace la plus
durable a été une écriture, la caroline, qui s'est perpetuée dans toute
l'Europe à travers ses interprétations typographiques, jusqu'à nos jours.
Très vite, après l'invention de l'imprimerie, notre profession a été
soumise à privilège royal. François I° fait de Robert Estienne l'imprimeur
royal dès 1539. Louis XIII fonde le premier atelier typographique national
officiel en 1640. Devenue Imprimerie royale, puis nationale après la
Révolution, elle est encore la seule habilitée a produire nombre de
documents officiels.
Si l'on remonte plus loin, j'avais un prof de typo qui soutenait que la
fuite des juifs d'Égypte avait sans doute un rapport avec le fait que leur
invention d'une écriture alphabétique menaçait le pouvoir -- considérable
-- des scribes.
De nos jours, les enjeux géopolitiques autour d'Unicode sont énormes, et la
mainmise des Américains sur le consortium a des conséquences évidentes sur
son orientation très "occidento-centrée". Le traitement des langues
minoritaires y est aussi éloquent. Et je ne parle pas du fait que,
manifestement, les typographes, engeance dangereuse et subversive, ont été
soigneusement écartés de son élaboration...
Nous avons aussi évoqué souvent ici les liens troubles entre Vox, l'Atypi
et le nazisme, ainsi que ce fameux revirement de Goebbels, abandonnant la
gothique officielle, illisible pour les occupés, en prétextant que c'était
une écriture « crypto-judaïque ».
Si vous cherchez une approche historique et politique de l'écriture et de
la typographie, un bon point de départ est _la Civilisation de l'écriture_
de Druet et Grégoire, chez Fayard, s'il est encore disponible.
D'une certaine façon, et je pense que nous sommes nombreux à penser ainsi
ici, la typographie est toujours politique. J'ai passé les derniers mois à
composer un manuel d'histoire de seconde, et j'ai été confronté à plein de
décisions typographiques qui relevait du politique. Faut-il faire de
l'arabe une transcription savante, fidèle mais peu accessible, ou francisée
(que d'aucuns qualifierait de « colonialiste ») ? Les sources
cartographiques sont de plus en plus anglosaxones ; faut-il conserver des
transcriptions telles que Warsawa (Varsovie), certes fidèle, mais que
l'élève a peu de chance de retrouver dans un dictionnaire français ? Le
traitement de la majuscule dans les fonctions reste toujours délicat,
malgré l'unanimité des codes, il est toujours difficile de faire admettre
au président-directeur général qu'il n'a pas plus droit à la majuscule que
le dernier de ses techniciens de surface. La lutte, républicaine, contre la
majuscule « de majesté » est quotidienne et continue. Alors, dans des
textes parlant de rois, de présidents et de papes, on passe un temps
considérable à les enlever (et, parfois, à les remettre).

Olivier RANDIER -- Experluette          
mailto:orandier AT planete.net
        http://technopole.le-village.com/Experluette/index.html
Experluette : typographie et technologie de composition. L'Hypercasse
(projet de base de données typographique), l'Outil (ouvroir de typographie
illustrative).