Objet : Liste consacrée aux discussions à propos de la composition et de la typographie
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- From: Jacques Melot <melot AT itn.is>
- To: typographie AT irisa.fr
- Subject: Re: Typographie arabe amusante
- Date: Sun, 5 Dec 1999 13:47:58 +0000
Le 5/12/99, à 11:43 +0100, nous recevions de Jean-Christophe Loubet del Bayle :
Alors que la typographie occidentale s'est progressivement affranchie des
contraintes de l'écriture manuscrite, la typographie arabe s'évertue à
reproduire l'écriture manuscrite, avec ses ligatures et ses lettres dont la
forme varie selon leur place dans le mot.
Il est évident que cela complique singulièrement la tâche de l'imprimeur qui
s'il veut réaliser un travail propre, doit en permanence ajuster ses caractères
pour que la fin d'une lettre corresponde exactement au début de la suivante.
Les méthodes informatiques rendent ceci de moins en moins vrai : sur Macintosh (et probablement sur PC) les ligatures contextuelles sont traitées automatiquement (techniquement parlant, avec la « resource » itl5 dans le sytème opérationnel du Macintosh). L'ère de l'ordinateur va permettre à l'écriture arabe de connaître son plein développement.
Les premiers imprimeurs arabes disposaient de plus d'un millier de caractères.
Ce chiffre fut progressivement réduit aux 300 dont disposent les imprimeries
contemporaines. Le premier défi de la typographie arabe est donc celui de la
rationalisation.
Oui, mais ce n'est plus vrai si l'on abandonne le plomb.
D'autre part, la difficulté majeure du point de vue technique, est celle de la
vocalisation. Il est en effet assez difficile de placer les voyelles courtes
(Dammah, Fathah et Kasrah) ou les autres signes diacritiques comme le Shaddah.
D'autre part, le téléscopage de certaines lettres comme dans le mot Mohammed'
dans quelques combinaisons de consonnes rendent toute vélléité de vocalisation
vaine.
Ce n'est pas une difficulté d'origine typographique : la suppression des voyelles dans les langues sémitiques n'a pas son origine dans des problèmes techniques, mais dans la complicité linguistique : elles sont considérées comme inutiles (voilà, soit dit en passant, quelque chose que vous oubliez dans l'optique du gain de place). Cette convention de suppression remonte aux débuts de l'écriture. Si nous comprenons les textes égyptiens écrits en hiéroglyphes sans pouvoir pouvoir les prononcer, c'est du fait de l'absence de retranscription des voyelles (dans le cas des mots non idéographiques). On ne transcrivait pas les voyelles, car toute personne qui savait lire la langue en question était supposée la connaître, pratiquement l'avoir pour langue maternelle, et partager la même culture. Dans ces conditions, la perception des consonnes suffisait à reconstituer mentalement le mot, un peu comme les abréviations, lorsqu'elles sont bien faites ou lorsqu'on appartient au groupe auquel elles sont destinées, sont automatiquement remplacées par le mot qu'elles représentent. Le partage du contexte culturel était donc essentiel.
L'arabe relevé est difficile à lire par ceux dont l'éduction est insuffisante : en l'absence de voyelles transcrites, ils ne peuvent lire à haute voix les mots qu'ils lisent, mais ne connaissent pas. Je suppose aussi qu'il y a des ambiguïtés sues à des homonymies apparentes (non homophoniques), ambiguïtés que seule la connivence culturelle permet de lever.
Enfin, le dernier reproche que peut faire l'imprimerie à l'écriture arabe
Vous vous exprimez sans doute mal ici! Vous donnez l'impression que nous, en dehors du monde arabe, nous pouvons faire des reproches à l'écriture arabe : elle est ce qu'elle est et les imprimeurs arabes s'en accomodent.
est le
fait qu'elle prenne beaucoup de place dans le sens de la hauteur.
Et alors?! En voilà bien une préoccupation toute occidentale! Comme vous le dites plus loin, la calligraphie est importante pour les Arabes et l'économie de place ne vient qu'ensuite, si même elle vient à être considérée (même si l'on peut comprendre que le problème économique se pose avec plus d'acuité pour des publications comme les quotidiens; mais même là, il faut bien faire attention de ne pas faire usage de nos critères occidentaux sans prudence). Il n'y a d'ailleurs pas a aller si loin. Je dirige la publication d'une revue scientifique et ma politique est de favoriser tout ce qui permet une meilleure expression des auteurs : nous les incitons à supprimer toutes les abréviations (en dehors de celles qui sont inclues depuis longtemps dans la langue et que tout lecteur du français est censé comprendre, comme « etc. ») et plus généralement a développer tout ce qui, sinon, nuirait à la fluidité du texte, et ce, indépendemment de toute question de place ou d'encre. Notre seul et unique soucis est la qualité du contenu de ce que nous imprimons, ensuite vient l'apparence, la forme, et ceci n'inclut pas un soucis de faire le plus court possible. (Je ne suis ni Arabe ni mohométan.)
C'est que les
caractères ne sont pas normalisés et que certains montent très haut comme le
Alef ou dans le Kaf et d'autres descendent très bas comme le ain ou le mim.
Donc ce que l'on gagne comme place du fait de la compacité de l'écriture, on le
perd en espacements entre les lignes: on met en effet plus de mots dans une
ligne, mais moins de lignes dans une page qu'avec les caractères latins.
Il ya eu toutefois des tentatives de réforme. L'Académie de langue arabe du
Caire (dès 1933) avait ainsi lancé une sorte d'appel à projets de réforme de
l'écriture arabe. Certains projets reposaient sur le principe de latinisation de
l'écriture arabe, d'autres sur l'invention de nouveaux caractères, sur la
suppression ou la diminution des points diacritiques, sur la liaison intégrale
des caractères d'un même mot, sur la réduction du nombre de lettres en limitant
le nombre de caractère par lettre à un.
Aucun de ces projets n'a abouti à quoi que ce soit
Ce dont, personnellement, je me réjouis.
du fait d'un certain conservatisme culturel
Cela me semble, là encore, un jugement trop occidental. Ce peut tout aussi bien être, et c'est d'ailleurs ce que je crois, tout simplement parce que, eu égard à la pensée arabe, ce n'était pas acceptable, sans que viennent en rien ici en question la notion très occidentale de progrès et sa contrepartie, le conservatisme. D'ailleurs, d'un point de vue cette fois bien occidental, on peut soutenir que, partout, le fait de vouloir réformer les écriture, voire changer de système d'écriture (cf., par exemple, l'histoire de l'écriture des langues mongoles, en particulier, le passage aux caractères cyrilliques), est une opération extrêmement douteuse dans ses motivations. En effet, les systèmes d'écritures anciens se sont élaborés au cours des siècles pour prendre la forme qu'ils ont actuellement, tant en cursive que dans l'imprimé. Ils sont une projection dans le monde sensible, sur un support tel que le papier, de l'âme d'un peuple et reflètent sa culture, son identité, sa mentalité, sa manière de vivre, ses moeurs. Ne vous êtes vous jamais demandé pourquoi les écritures germaniques sont pointues et anguleuses et les écritures romanes rondes, ce que l'on retrouve dans les architectures, la prononciation des langues associées, les moeurs, les pratiques religieuses? L'Islande a connu, il y a une quinzaine d'années, une réforme catastrophique de l'écriture : le remplacement de leur belle cursive germanique par ce qu'ils appelle ici l'« écriture italienne », une manière d'écrire ronde qui prend à rebrousse poil tous les éléments qui font qu'un Islandais est un Islandais. Évidemment, ceci fut introduit sur la base d'arguments primaires, dégénérescents, utilitaristes et politiques sur le modèle de « simplifier l'apprentissage de l'écriture pour faciliter son apprentissage par les enfants », et encore « se conformer à ce qui se fait ailleurs » pour ne pas avoir à apprendre une autre cursive par la suite pour communiquer avec le monde (sous entendu : une autre cursive que celles des « pays qui comptent », le monde se réduisant pour les Islandais en pratique aux États-Unis d'Amérique, aux autres pays scandinaves, au Royaume Uni et à l'Allemagne, accessoirement aux Pays-Bas). Le résultat est lamentable : le conflit entre les impulsions mentales qui guident la main et le modèle auquel on force les enfants à se conformer fait qu'ils ne sont plus capable de produire autre chose que des pattes de mouche, avec tous les inconvénients graves que l'on peut imaginer, y compris les influences en sens inverse et les perturbations mentales associéees. Alors, dans tous les cas, le plus sage est sûrement de se garder de prendre de telles décisions dictées par des arguments rationnels, lesquels, par définition même, ne tiennent pas compte de ce que l'on n'a pas perçu de la réalité dans toute sa richesse. Ne touchons pas à ces choses, laissons la « nature » faire. Ceux qui écrivaient en cunéiforme n'ont pas choisi d'écrire ainsi : c'est la nature du support qui a naturellement imposé cette forme d'écriture. Leur écriture a changé, sur la base de la précédente (influence), lorsque, pour diverses raisons, le support a changé et ainsi de suite, de fil en aiguille...
On peut penser que l'écriture arabe a connu un mauvais passage à l'époque du plomb (les détails que vous donniez plus haut le font comprendre) et qu'avec l'avènement des méthodes informatiques elle va connaître une nouvelle période d'épanouissement, par exemple dans le sens d'une meilleure adéquation à la parole de Dieu révélée à Mahomet.
(pour mémoire, le Coran ne peut être lu qu'en arabe;
l'arabe est un dérivé de l'écriture nabatéenne qui a évolué avec les premiers
siècles un objectif principal: retranscrire sans risque d'erreur la parole de
Dieu telle qu'elle a été révélée à Mahomet). Par ailleurs, ces projets
dénaturaient l'écriture arabe et lui faisait perdre sa beauté naturelle (or on
sait l'importance de l'art calligraphique pour les civilisations
arabo-musulmanes).
Il est à noter que l'informatique a permis de faire de grands progrès. Au Liban
où j'ai fait ma coopération, j'ai ainsi eu l'occasion d'utiliser Windows Arabic
3.1 et une version de Word destinée à ce système. L'intérêt du système est que
Word transcrit directement les ligatures: vous tapez le Lam et selon la place de
la lettre dans le mot, Word lui donnera la forme requise (début, milieu, fin de
mot ou bien encore lettre isolée).
Même chose sur Macintosh.
Par ailleurs, on commence à trouver des bibliothèques de caractères truetype
arabe absolument remarquables. Ici, pas d'Helvetica ou de Times New Roman, mais
du Coufique, du Naskhi, etc (avec des versions grasses, évidées, et même
italiques (dans le sens droite-gauche puisque l'arabe s'écrit de droite à
gauche)).
Eh bien! On en arrive finalement à la même conclusion.
Bien amicalement,
Jacques Melot, Reykjavík
Propriété intellectuelle : Jacques Melot, 1999.
P.-S. Certains peuvent se demander pourquoi, ci-dessus et de temps à autre, je précise explicitement la propriété intellectuelle, une précision qu'ils pourraient trouver inutile, déplacée ou ridicule. Mon but est seulement de préserver par là, peut-être de manière inefficace d'ailleurs, je n'en sais rien, mon droit à utiliser mes propres écrits ou mes propres idées dans mes publications ultérieures, notamment sur papier. C'est moins le fait d'être pillé qui me dérange, que celui de me voir éventuellement dans l'impossibilité d'utiliser mes propres idées sans me mettre en danger de me voir accusé de les avoir pillées chez ceux qui me les auraient réellement « empruntées » et qui les auraient utilisées avant moi sur un support pour lequel la propriété intellectuelle est traditionnellement mieux garantie. Ce serait tout de même un comble et j'ai assez de problèmes par ailleurs sans avoir encore ceux-là à me coltiner.
PS: En principe, le prochain numéro de T&C (http://perso.wanadoo.fr/typociv/
prévu pour février 2000) sera consacré à l'écriture et l'imprimerie arabe (tout
comme le numéro actuel est consacré à l'écriture et l'imprimerie coréenne).
Olivier RANDIER a écrit :
> J'ai passé une partie de mon après-midi dans un dispensaire (dépistage
> tuberculose) où il y avait des documents en plusieurs langues, dont l'arabe.
> En comparant l'arabe et le français, j'ai eu la surprise de constater qu'en
> arabe, les tirets d'énumération étaient remplacés par quatre petits carrés
> disposés en losange (exactement comme le logo Lesieur).
> Amusant et assez mignon.
> Amusant aussi de voir les points d'interrogation à l'envers ;-)
> Si quelqu'un a des lumières là-dessus, pourrait-on avoir un petit topo sur
> les particularités typographiques de l'arabe, cette langue étrange qui ne
> connait ni les majuscules, ni l'italique ?
>
> Olivier RANDIER -- Experluette
mailto:orandier AT planete.net
> http://technopole.le-village.com/Experluette/index.html
> Experluette : typographie et technologie de composition. L'Hypercasse
> (projet de base de données typographique), l'Outil (ouvroir de typographie
> illustrative).
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Typographie & Civilisation: http://perso.wanadoo.fr/typociv/
Planète typographie: http://typographie.free.fr/
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- Typographie arabe amusante, Olivier RANDIER, 03/12/1999
- Re: Typographie arabe amusante, Stril, 03/12/1999
- Re: Typographie arabe amusante, Olivier RANDIER, 04/12/1999
- Re: Typographie arabe amusante, Jacques Melot, 04/12/1999
- Re: Typographie arabe amusante, Jacques Melot, 06/12/1999
- Re: Typographie arabe amusante, Lacroux, 06/12/1999
- Re: Typographie arabe amusante, Jacques Melot, 06/12/1999
- Re: Typographie arabe amusante, Olivier RANDIER, 06/12/1999
- Re: Typographie arabe amusante, Jacques Melot, 06/12/1999
- Re: Typographie arabe amusante, Lacroux, 06/12/1999
- Re: Typographie arabe amusante, Olivier RANDIER, 04/12/1999
- Re: Typographie arabe amusante, Jean-Christophe Loubet del Bayle, 05/12/1999
- RE: Typographie arabe amusante, Jef Tombeur, 05/12/1999
- Re: Typographie arabe amusante, Jacques Melot, 05/12/1999
- Re: Typographie arabe amusante, Olivier RANDIER, 06/12/1999
- Re: Typographie arabe amusante, Philippe Jallon, 05/12/1999
- Re: Typographie arabe amusante, Olivier RANDIER, 06/12/1999
- Re: Typographie arabe amusante, Jean-Christophe Loubet del Bayle, 07/12/1999
- Re: Typographie arabe amusante, Olivier RANDIER, 06/12/1999
- Re: Typographie arabe amusante, Olivier RANDIER, 06/12/1999
- <Suite(s) possible(s)>
- Re: Typographie arabe amusante, Fabrice BACCHELLA, 03/12/1999
- Re: Typographie arabe amusante, Olivier RANDIER, 06/12/1999
- Re: Typographie arabe amusante, DP, 06/12/1999
- Re: Typographie arabe amusante, Olivier RANDIER, 06/12/1999
- RE: Typographie arabe amusante, Jef Tombeur, 07/12/1999
- Re: Typographie arabe amusante, Olivier RANDIER, 06/12/1999
- Re: Typographie arabe amusante, Stril, 03/12/1999
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