Objet : Liste consacrée aux discussions à propos de la composition et de la typographie
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- From: Jacques Melot <jacques.melot AT isholf.is>
- To: typographie AT irisa.fr
- Subject: Re: [TLSFRM] Re: Un petit mot
- Date: Thu, 8 Feb 2001 12:36:35 +0000
Le 7/02/01, à 2:29 +0100, nous recevions de Olivier RANDIER :
>Tiens ! qu'est-ce que je disais ?! Eh bien ! non : ce n'est pas la raison essentielle ! Pourquoi lorsqu'on dit (enfin, le qu'on c'est moi) en français « un coupeur » là où l'anglais utilise le terme « cutter », ça ne « prend » pas ?
Peut-être parce qu'en français, « coupeur », c'est un métier, pas un outil ?... Sérieusement, cutter est un mauvais exemple,
Ben voyons !
parce qu'il
représente un certain nombre de cas où le mot logiquement formé en français ne fonctionne pas, parce qu'il est déjà employé ou présente une ambiguïté.
Non. Les raisons de rejet ou de non adoption d'un tel terme dans le langage courant sont à chercher ailleurs : elles ne sont souvent pas de nature logique et ne résultent jamais d'une analyse faite par tout un chacun, laquelle analyse ne pourrait d'ailleurs pas être menée de la même façon et conduire uniformément aux mêmes conclusions dans toutes les classes de la société. Les mécanismes mis en jeux dans l'ensemble ne se situent guère au-delà du niveau préconscient, les gens, suivant les cas, acceptant ou rejetant les mots comme ils les sentent, donc aussi comme on leur fait sentir.
La polysémie est un phénomène ordinaire, normal, d'ailleurs inévitable, commun au français et à l'anglais et qui ne peut être invoqué comme obstacle, du moins à lui seul. En fait, les obstacles réels sont pour l'essentiel de nature psychosociologique (comme ce qui décide du choix et de la rétention du mot), éventuellement phonétiques.
Toujours à propos de polysémie, je te ferais remarquer que « cutter », en anglais, a plusieurs sens bien différents, notamment les mêmes qu'en français (coupeur de vêtements, par exemple), mais aussi d'autres qui n'ont pas leur pendant dans notre langue. Parmi ces derniers, trois très voisins, puisque désignant des embarcations, mais néanmoins absolument pas synonymes, même en y mettant de la bonne volonté (qu'on ne confondra pas avec la mauvaise foi, fût-elle légendaire chez certain), et encore un autre, que je te donne en mille : un porc pesant entre 68 et 82 kg. À cela je m'aperçois qu'il faut même ajouter le sens de traîneau (américanisme), lui... récent, (comme celui de « coupeur » du reste), et donc que les anciens sens répertoriés et en usage n'ont pas empêché d'adopter, comme quoi, non, tu n'as vraiment pas de chance dans ton appréciation.
« La polysémie nous permet d'exploiter rationnellement le potentiel des mots [...] Le prix de cette rationalisation est le risque d'ambiguïté. » (Stephen Ullmann)
La désignation de notions différentes sous un même terme apparent est un des ressorts de la personnalisation de la pensée qui font une culture. Inversement, la pulvérisation terminologique, qui par définition même reste aveugle aux liens entre les concepts, à leur imbrication, est une plaie barbare. Ma position ne consiste pas à m'opposer envers et contre tout à l'enrichissement terminologique, mais essentiellement à tirer un signal d'alarme.
On retrouve la même tentation en histoire naturelle, où j'ai emprunté le terme technique de « pulvérisation », un peu moins formel que « jordanisation », où certains, ne serait-ce que pour mettre leur nom derrière celui de plantes ou d'animaux (toujours le narcissisme..., ça et le fric, alors !), n'hésitent pas à créer autant de noms différents que d'apparences d'une même entité, d'où, à terme, un abêtissement complet, la conceptualisation, elle, consistant nécessairement à réunir sous un même terme, par le mécanisme de l'abstraction, des entités a priori différentes, et ce, pas nécessairement avec pour seul guide l'utilité. Il n'y a aucune pensée dès l'instant où la terminologie consiste à reproduire à l'intérieur de soi, une construction isomorphe au monde extérieur (d'autant plus que la perception que l'on a de ce dernier est conditionnée par notre culture, un thème évidemment à rallonge, comme on le voit). On ne gagne rien, on perd tout même, à donner un nom différent à toutes les catégories de nombre en mathématiques : il est avantageux de voir dans 2, -2, 2/3, pi, etc., un nombre dans chacun de ces cas, alors que l'on pourrait, par exemple, appeler le premier un naturel, le second un relatif, le troisième un rationnel, le quatrième un réel, ou employer tout autre terminologie plus ou moins étrange, sans jamais introduire le terme « nombre » qui permet de les concevoir comme une entité unique dans certaines circonstances. Bien sûr, ici, l'emploi de chiffres (sauf pour pi) suggère fortement une même nature, mais cet emploi résulte précisément de la réunion de ces entités sous un même concept, lequel s'est formé dynamiquement, au cours du temps. De même l'« absence quantitative » finalement conceptualisée comme un nombre désigné par un chiffre (le zéro, attribué aux Arabes) fut une véritable révolution, à tel point qu'on a le plus grand mal à reconstituer mentalement la situation qui a précédé, laquelle tenait pourtant alors de l'évidence.
À titre d'exemple et pour nous rapprocher à nouveau de « cutter », on peut considérer le cas de l'accoucheur. En français, on emploie généralement le terme sage-femme, associant ainsi cette fonction à la sagesse ou plutôt à l'expérience. En islandais, la conception est différente, on dit ljósmodhir, c'est-à-dire la mère [qui met à la] lumière, avec donc assimilation à une mère ; de même, en allemand... mais pourquoi me casserais-je la tête puisque j'ai déjà écrit sur la question (cf. mon texte, en annexe).
Bref, le génie de la langue a frappé de manière différente dans différentes langues, et, souvent, sous une forme tout à fait originale, l'association de concepts dans la métaphore ou la métonymie révélant la mentalité, le souci, l'usage, les craintes, etc., en un mot la vision du monde propre à chaque culture, toute choses confondues qui d'ailleurs tout simplement font qu'il y a culture. Et ce ne sont pas les exemples qui manquent. En voici encore un : « baigneur » (en celluloïd) comparé à « baigneur » (dans le grand bain). La polysémie va-t-elle nous poussez à adopter l'anglais « dolly » (ou baby doll, etc.) ? Plus de polysémie, plus d'esprit, donc plus d'humour, donc quelle vie sociale, quelle production intellectuelle, quelle production humaine tout court, autre que celle correspondant à la satisfaction immédiate et sans finesse des besoins primordiaux liés à la survie ?
Non, vraiment, le cas de « cutter » était bien choisi, son caractère banal jouant le rôle d'un « Mais le roi est nu ! » dérangeant, car mettant chacun brutalement en face de la triste réalité : le réflexe terminologique qui nous conduit à nous approvisionner dans le fonds de vocabulaire anglais est souvent mal inspiré et son résultat d'une grande médiocrité.
On rencontre le même genre de problèmes avec la féminisation (le féminin d'entraîneur, par exemple).
C'est une autre question.
D'autre part, il arrive souvent qu'on aie besoin d'une nuance supplémentaire non exprimée par le mot approprié.
Mais tu nous ressors là tous les poncifs du néophyte en terminologie ! Qui plus est, dans le cas qui nous intéresse ici, il n'y a aucune nuance particulière à faire ni à saisir. Cela dit, le changement de terminologie afin de marquer une nuance a toujours une motivation et ne doit pas constituer une solution systématique, ce qui serait faire preuve de faiblesse conceptuelle caractérisée. La nuance s'exprime syntaxiquement, par le style, et par le choix de mots préexistants (ce qui ne veut pas dire que je sois par principe opposé à la néologie, c'est même bien tout le contraire, et, comme ça, à brûle-pourpoint, si je devais forger un néologisme ce serait pour exprimer ce que je me retiens bien de faire, à savoir qualifier certaines de tes assertions d'étonnantes cunnipèteries). En poussant les choses à l'extrême, cela mènerait, entre autres, à changer de terminologie à l'intérieur d'un même concept en se basant sur les apparences : c'est l'imbécillité garantie ! (« imbécillité » étant pris ici au sens étymologique).
Ainsi, je n'utilise pas indentation à la place de renfoncement, qui me convient parfaitement, mais pour désigner le système particulier de renfoncements successifs en cascade typique de certains langages informatiques (et que j'ai utilisé pour composer _Obéissance passive_, de Fernand Lot). D'une certaine façon, l'anglais joue le rôle tenu autrefois par le latin, celui d'une langue « morte pour nous »
Non, décidément, la nuit ne te porte pas conseil, à toi, c'est le moins qu'on puisse dire ! L'anglais est en soi et pour soi l'exemple même de la langue vivante, sans échappatoire possible. Tu essayes seulement de masquer à tes propres yeux une certaine obédience - réelle, figurée ou simplement redoutée -, qui te mets mal à l'aise, en tentant de la justifier a posteriori par des raisonnements ad hoc.
à laquelle on emprunte des mots assez proches des nôtres, mais suffisamment différents pour servir de nuances à ceux-ci.
Dire cela alors qu'on a la chance d'avoir le français pour langue maternelle...
C'est une démarche simple et logique,
Donc non humaine, parce que sans nuance et prévisible. Non, merci, j'ai déjà donné.
qui procède du même mécanisme que celui qui consiste à employer en phonétique des signes apparentés aux signes alphabétiques, mais différents, comme un m culbuté, figurant un double u, pour noter un son proche du u ou du w. Bien sûr, cette démarche pourrait aussi bien partir de l'espagnol ou de l'italien, voire du grec, mais c'est l'anglais qui est la langue secondaire majoritaire en France et en Europe.
Ce n'est pas là l'essentiel de la raison qui fait que vous empruntez massivement à l'anglais. Ceux qui n'ont pas fait d'anglais à l'école, et autres personnes assimilables*, se sentent tout autant valorisés - au bas mot ! - à utiliser des mots anglais, allant même souvent jusqu'à s'en gargariser tout en frétillant de la queue à la moindre occasion. L'anglais rapporté est un postiche narcissique.
* Néologisme polysème pour « personnes susceptibles d'utiliser la méthode Assimil ».
>Et pourtant, dans le fond,
>qu'est-ce qu'un anglophone entend d'autre dans ce cas ? Et les exemples sont nombreux, sans compter les onomatopées pures et simples. Même le « Boum ! » français s'efface devant un « Boom » qui est prononcé, bien sûr, exactement de la même manière ! Et oui !
Ou la « pensée » grecque prononcé « Nousse » dans des pubs françaises...
>Ainsi vont les choses. Pour en revenir au « cutter », en le vendant au Français sous ce nom, on lui vend, en le séduisant, aussi un petit bout de « culture » anglo-américaine, un fragment de mythe, de rêve. Et les petits ruisseaux faisant les grandes rivières...
Tiens, tu viens de découvrir le marketing (marchandage) ?
La vente, tout simplement, ou l'art de vendre, si tu préfères. Là encore, tu me fournis un exemple en or sur un plateau, mais je renonce à entrer dans les détails, du moins ce soir. Si tu m'en refais une autre comme celle-là, alors peut-être. Après tout, je commence à avoir l'habitude. Je garde même une longue réponse que j'ai faite, il y a quelques mois, à un message de toi semblable à celui auquel je réponds aujourd'hui, mais que je n'ai jamais envoyée...
Mais je pense que tu mets quand même le doigt sur quelque chose :
Ah oui, quand même ?
on nous VEND cette « culture ». Le problème n'est pas tant l'impérialisme culturel américain, que la logique ultralibérale qui nous impose la culture au rabais des écoles de commerce. Il ne s'agit pas d'opposer la culture française à l'anglosaxonne, mais de se battre contre une taylorisation du savoir planifiée en vue de la libéralisation de l'éducation.
Si tu veux, mais il n'empêche que cette « logique ultralibérale » est l'émanation du monde anglo-saxon, le groupe anglophone, États-Unis en tête, étant le plus grand actionnaire et l'actionnaire le plus représentatif de l'ensemble. Le monstre à abattre porte actuellement le nom de « globalization », c'est une entité qui n'est ni un pays ni un peuple, mais à laquelle un peu tous les pays et les peuples participent par le truchement d'individus, eux-mêmes le faisant souvent sous le couvert de personnes morales.
Désolé de t'avoir malmené (gentiment, s'entend), car tout compte fait ta mauvaise foi n'a d'inégale que celle d'autre... Il ne te reste plus qu'à, toi aussi, entrer dans la légende (en petites cap si tu veux). Enfin, tout ça c'est des mots. Parce que, moi, ce que j'en dit, hein...
Comme toujours, tranchant, mais chaleureux,
Jacques Melot, thermocutter.
Olivier RANDIER -- Experluette
mailto:orandier AT planete.net
http://technopole.le-village.com/Experluette/index.html
Experluette : typographie et technologie de composition. L'Hypercasse
(projet de base de données typographique), l'Outil (ouvroir de typographie
illustrative).
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ANNEXE
To:
france_langue AT culture.fr
From: Jacques Melot
<melot AT itn.is>
Subject: LUCINIENS ET AUTRES ACCOUCHEURS...
Cc:
Le 24/11/98, à 15:18 -0000, nous recevions de L*** M***:
DOMAINE(S)
Désignations des emplois et des postes
Personnel médical
FR
sage-femme*d*CORRECT, FÉM
accoucheuse*d*· ÉVITER, FÉM
sage-homme*e*MASC
maïeuticien*e*MASC
maïeu tiste*e*VOIR FICHE, MASC/FÉM
parturiologue*e*VOIR FICHE, MASC/FÉM
DEF*Femme qui exerce l'art des accouchements.*d OBS*"accoucheuse": à éviter, car peut prêter à confusion avec une obstétricienne (femme médecin spécialisée en obstétrique).*d OBS*L'homologue masculin de sage-femme pourrait être un sage-homme, puisque
selon M. Alain Guillermou, dans sa chronique linguistique de Nice-Matin, ce terme est attesté sous la forme "sage-houmme" dans l'ancienne langue, avec le sens de "mari de la sage-femme". Cependant, "sage-homme" a du mal à
entrer dans l'usage.*e
OBS*«maïeutiste» : Le Comité d'Étude des Termes médicaux français a également proposé en second lieu le terme "maïeutiste", qui aurait l'avantage sur "maïeuticien(ne)" de s'appliquer indistinctement aux deux sexes.*e
OBS*«parturiologue» : D'autre part, parmi les termes que l'on pourrait tirer de "parturitio" (enfantement), le terme "parturiologue" a également été retenu par le Comité d'Étude des Termes médicaux français, qu'il propose en troisième ligne. L'Académie française ne s'est encore prononcée sur aucun terme.*e
Comme on peut voir, même en France, certains ont pris le temps de se pencher sur la question.
L*** M***
Chère L***,
« parturiologue » est sûrement à éliminer : c'est un coup à pousser les gens à recourir systématiquement aux services d'une femme - sage ou pas sage - pour accoucher. De plus, et d'ailleurs avant tout, puisqu'il s'agit d'intercepter éventuellement un terme avant qu'il ne passe dans l'usage, afin de laisser passer celui qu'on estime être le meilleur, « parturiologue » s'insérerait dans la série des « archéologue », « philologue » et autres « mycologue », c'est-à-dire qu'il évoquerait, de par sa construction même, un savant, spécialiste de « parturiologie ». Il s'agit donc d'un terme a priori mal choisi et qu'il faut écarter d'emblée.
« Maïeutiste » est proposé faute de mieux, logiquement, en quelque sorte par résurgence d'un souvenir des cours de philosophie des classes de terminale des lycées français : la maïeutique (de Socrate) ou l'« art d'accoucher les esprits ». Si l'on veut recourir à une formation savante basée sur le grec, en effet, c'est la première solution à laquelle on pense.
Comme toujours, un bon réflexe, que, soit dit en passant, certains semblent avoir plutôt lent ou mousse, consiste à aller jeter un coup d'oeil dans le dictionnaire. Dans le Petit Robert on trouve « maïeuticien » (et non « maïeutiste »), un mot introduit en 1980 et dont la définition est « Homme qui exerce la profession de sage-femme », ce qui semble raisonnable.
Reste « accoucheur », d'autant que « accoucheuse » est attesté (mais semble un tantinet péjoratif à côté du respectable et rassurant « sage-femme »). C'est le moment de se rappeler qu'il existe une notion de médecin accoucheur. Il est donc assez naturel d'admettre qu'il puisse y avoir des accoucheurs non-médecins, ce qui est bien le cas. Là encore, le Petit Robert nous apporte des informations intéressantes. À « accoucheur », il est indiqué que la forme masculine est attestée en 1677 et qu'elle fait « sage-femme » au féminin. Que veut-on de plus ? Ce n'est pas si mal !
Même sage-femme appliqué à une personne de sexe masculin, comme je l'ai suggéré hier, à peine par boutade, d'ailleurs - une femme peut bien être un homme-grenouille -, n'est pas entièrement satisfaisant, car son utilisation peut, dans certains cas, obliger à des contorsions langagières. (À propos d'homme-grenouille, si l'on tient absolument à mettre du sexe là dedans, sachant que grenouille est féminin, je redoute qu'une personne bien intentionnée ne trouve bon, pour respecter la symétrie et ainsi faire bonne mesure, d'introduire à la place un terme semblable, mais masculin ; un candidat tout désigné serait « femme-crapaud »... hmm !)
Quand à « sage-homme »...
Si l'on ne se satisfait pas du terme « accoucheur », je ne vois alors qu'une seule solution élégante et digne d'un terminologue : une production métaphorique qui reste à trouver.
En passant... l'anglais offre la même difficulté, laquelle est résolue en employant le mot français... accoucheur !!!
Je m'étonne, par ailleurs, que les champions du franglais n'aient pas encore proposé d'adopter en français un superbe « bedsider » ! En effet, selon le Collins, un « accoucheur » est littéralement « One who is present at the bedside ». Ou « outsider », encore plus imagé...
Je signale en passant qu'en islandais, langue germanique dans laquelle la formation savante coïncide avec la formation populaire, donc qui est en quelque sorte son propre gréco-latin, sage-femme se dit « ljósmóðir » [ljós-modhir ; sur Macintosh non islandisé, ð ne passe pas], c'est-à-dire « lumière-mère », ce qui peut s'interpréter comme la « mère qui met à la lumière », « mère » étant pris ici dans le sens métaphorique de « femme (expérimentée) ». En réalité, l'étymologie de ce composé, qui apparaît au XVIe siècle, n'est pas entièrement éclaircie. Le premier terme pourrait venir de « losa » (libérer) sous l'influence de « ljós » (lumière), ce que confirmerait l'expression « leysa kind frá konum » (libérer une femme de son enfant, c'est-à-dire, accoucher une femme ; « leysa » est de même origine que « losa » et « kind » un mot tombé en désuétude devant « barn », commun aux autres langues scandinaves, mais qui, en réalité, signifie un être d'un genre ou d'une espèce donnée). D'autres pensent que « ljósmoðir » a pour origine le nom latin de Lucina (nom de Hekate) qui présidait aux accouchements. Ce serait l'étymologie la plus probable. On retombe donc sur « lumière » (lux, lucinus, Lucina). Il est intéressant de remarquer que Hécate, initialement déesse bienveillante, acquiert plus tard un caractère maléfique, une ambivalence qui n'est pas sans rappeler le tchèque « bába » (voir plus loin).
Nous avons donc là, un terme possible pour désigner en français un accoucheur : un lucinien, d'autant plus que « lucina » est parfois utilisé en latin pour le verbe accoucher.
Une bonne idée consisterait aussi à aller examiner comment le problème a été résolu dans d'autres langues. Voici quelques exemples, aussi attrayants qu'instructifs.
- Islandais : ljósmoðir (cf. plus haut) ; il existe un autre terme, maintenant passé de mode, « yfirsetukona » (à côté-assise-femme ; soit « femme qui en assiste une autre pendant son accouchement », le verbe « setja yfir », d'où « yfirsetu- » est tiré, signifiant « être assis à côté tout en dominant », d'où l'idée d'assistance, de protection, de veille).
- Suédois : barnmorska (origine incertaine : « barn » signifie « enfant », « -morska » évoque « mor », diminutif de « moder », « mère » ; peut-être calqué, avec déformation par étymologie populaire, sur le bas allemand « bademodersche » ; cf. le tchèque « bába », plus bas). En suédois dialectal, on note cependant « ljosmor » et « ljusmor » (cf. islandais).
- Danois : jordemoder (terre-mère, c'est-à-dire « femme qui aide à l'arrivée dans le temporel, qui accueille l'enfant au monde » ; cf. le français « mettre bas »).
- Norvégien (bokmål) : jordmor (même composé qu'en danois) ; (nynorsk :) ljosmor (cf. islandais). Féroïen : ljósmoðir (identique à l'islandais).
- Allemand : hebamme (vieux haut allemand « hevianna », de « hevi », soulever, hisser, et « ana », grand-mère, all. mod. « Ahne », aïeule, donc, symboliquement, « femme qui, du fait de son âge, accumule l'expérience », ce qui est bien le sens de « sage » dans « sage-femme » ; en dialecte souabe, au sud de l'Allemagne, on dit encore « amme » au lieu de « hebamme » : c'est cette forme qui a contaminé le terme ancien pour lui donner sa forme moderne. En islandais, langue germanique par excellence, grand-mère se dit d'ailleurs « amma »).
- Hollandais : vroedvrouw (sage-femme : sans doute un calque du français... à moins que ce ne soit l'inverse !).
- Italien : levatrice (de soulager, appaiser).
- Espagnol : partera (accoucheuse).
- Russe : akoucherka (!)
- Tchèque : porodní (accoucheuse), porodník (accoucheur), asistentka, bába (vieille sorcière, mais aussi « blanchisseuse » et, de là, peut-être « servante des bains » à l'origine ; cf. barnmorska, en suédois).
- Polonais : akuszerka, polozna (accoucheuse).
- Anglais : midwife ([celle qui est] avec femme ; dans le sens d'aider).
- Latin : obstetrix, medica.
- Grec classique : maïa.
Quant à se demander si l'adoption de « maïeutiste » ferait disparaître « sage-femme », la réponse est, à mon avis, sûrement négative, car la femme qui accouche éprouve un besoin naturel et exacerbé de protection qui créé un lien émotionnel avec le respectable, apaisant et avant tout rassurant « sage-femme ». De plus, le souci de symétrie dans le vocabulaire, qui marque une intrusion obsessionnelle plus germanique que romane dans la langue, n'est pas très français. Notre langue (et notre mentalité) est ainsi faite que nous pouvons parfaitement y assimiler une « aberration » de plus : ces prétendues aberrations sont au contraire le témoignage vivant de son histoire, ce qui en fait une langue chaleureuse dont le vocabulaire évoque plus un trésor ancestral, ce qu'il est, qu'un tas de briques flambant neuf, ce que les sectateurs du « politically correct » voudraient qu'il soit.
Salutations amicales,
Jacques Melot
- Re: [TLSFRM] Re: Un petit mot, Patrick Andries, 03/02/2001
- [TLSFRM] Re: Un petit mot, Jacques Melot, 05/02/2001
- Re: [TLSFRM] Re: Un petit mot, Thierry Bouche, 05/02/2001
- Re: [TLSFRM] Re: Un petit mot, Jacques Melot, 06/02/2001
- Re: [TLSFRM] Re: Un petit mot, LLdeMars, 06/02/2001
- Re: [TLSFRM] Re: Un petit mot, Thierry Bouche, 06/02/2001
- Re: [TLSFRM] Re: Un petit mot, Olivier RANDIER, 07/02/2001
- Re: [TLSFRM] Re: Un petit mot, Olivier RANDIER, 07/02/2001
- Re: [TLSFRM] Re: Un petit mot, Jacques Melot, 06/02/2001
- Re: [TLSFRM] Re: Un petit mot, Thierry Bouche, 05/02/2001
- <Suite(s) possible(s)>
- Re: [TLSFRM] Re: Un petit mot, Jacques Melot, 08/02/2001
- Anglomachie (etait Re: [TLSFRM] Re: Un petit mot), Olivier RANDIER, 13/02/2001
- Re: Anglomachie (etait Re: [TLSFRM] Re: Un petit mot), Jacques Melot, 13/02/2001
- Re: Anglomachie (etait Re: [TLSFRM] Re: Un petit mot), Lacroux, 13/02/2001
- Re: Anglomachie (etait Re: [TLSFRM] Re: Un petit mot), Jef Tombeur, 13/02/2001
- Re: Anglomachie (etait Re: [TLSFRM] Re: Un petit mot), Mo 1, 13/02/2001
- Re: Anglomachie (etait Re: [TLSFRM] Re: Un petit mot), Olivier RANDIER, 14/02/2001
- Re: Anglomachie (etait Re: [TLSFRM] Re: Un petit mot), Olivier RANDIER, 14/02/2001
- Re: Anglomachie (etait Re: [TLSFRM] Re: Un petit mot), Lacroux, 13/02/2001
- Re: Anglomachie (etait Re: [TLSFRM] Re: Un petit mot), Thierry Bouche, 17/02/2001
- Re: Anglomachie (etait Re: [TLSFRM] Re: Un petit mot), grammont, 18/02/2001
- Re: Anglomachie (etait Re: [TLSFRM] Re: Un petit mot), Lacroux, 18/02/2001
- Re: Anglomachie (etait Re: [TLSFRM] Re: Un petit mot), grammont, 18/02/2001
- Re: Anglomachie (etait Re: [TLSFRM] Re: Un petit mot), Jacques Melot, 13/02/2001
- Anglomachie (etait Re: [TLSFRM] Re: Un petit mot), Olivier RANDIER, 13/02/2001
- [TLSFRM] Re: Un petit mot, Jacques Melot, 05/02/2001
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